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[CHRONIQUE] Kendrick Lamar : To Pimp A Butterfly

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Le deuxième album de Kendrick Lamar, To Pimp A Butterfly est l’ événement de ce début d’année.  Le Petit Prince de Compton présente une musique dense, complexe, veut éclairer sa communauté et poursuit sa curieuse obsession pour 2 Pac. Analyse. 

To Pimp A Butterfly est un film. Non, c’est une comédie musicale. Peut-être pas. Une pièce de théâtre alors. Disons un huis-clos en seize actes dans l’esprit de Kendrick Lamar. Le jeune homme de 27 ans disserte, divague, délire, sur sa vie d’artiste, sa ville Compton et sur la condition des Noirs aux Etats-Unis. Là-bas dés le premier jour du leak le mot « classique » était lancé. Selon nous, il est encore un peu tôt. Quid de good kid m.A.A.D City ? Son premier album sorti il y a trois ans n’était-il pas selon certains un « classique » ? Il est difficile de ne pas s’emballer car les chiffres ont déjà parlé : le premier jour l’album comptabilisait 9,6 millions d’écoutes sur Spotify. Au final To Pimp A Butterfly de Kendrick est en tête du Billboard  (355 372 exemplaires vendus la « first week » et 118199 cette semaine) depuis sa sortie.

Kendrick est-il l’élu ? Le Messie (pas le footballeur : le fils du charpentier), le Neo de Matrix ? Non. Raconter une histoire tout au long d’un album ?  Undun le dixième album de The Roots sorti il y a quatre ans proposait déjà de suivre le parcours d’un personnage tout au long du disque. Le statut de porte-voix de la communauté noire ?  En 1991, Ice Cube – à seulement 22 ans – assumait ce rôle avec le furieux Death Certificate. Cet album majeur annonçait un an plus tôt les violentes émeutes de Los Angeles. Plus proche de nous Killer Mike au sein de Run The Jewels propose un regard pertinent sur la condition des Noirs aux Etats-Unis. Enfin, Tetsuo & Youth de Lupe Fiasco boudé par le public américain (environ 42 000 albums vendus en première semaine et une décevante quatorzième place au Billboard) évoque avec talent et finesse les affres du ghetto.

Kendrick, n’en déplaise à certains, n’a rien inventé. En revanche réunir tout ces éléments précités dans un album est rare. Proposer ce menu copieux et risqué à ce niveau de sa carrière – il n’est finalement qu’à son deuxième album – est presque inédit. A part The Marshall Mathers LP d’Eminem et Life After Death de Biggie aucun grand MC (Jay-Z, Nas, 2 Pac, Snoop Dogg ou Scarface ) n’a proposé un deuxième album presque aussi fort que le premier. Le cas d’ ATLiens d’Outkast ne compte pas : Andre 3 Stacks et Big Boi forment un groupe et Southernplayalisticadillacmuzik n’est pas un grand album. On en reparlera dans un autre post… Enfin il faut admettre que dans le contexte actuel où le niveau d’exigence pour les MC est au plus bas Kendrick est ambitieux. Le rappeur de Compton aurait pu très bien nous pondre un album avec Backseat Freestyle 2, la suite de Bitch Don’t Kill My Vibe ou encore des battle rhymes comme dans le couplet Control de Big Sean.  Nous aurions tous été très contents. Kendrick Lamar a été plus loin. Peut-être trop loin ?

To Pimp A Butterfly est dense, complexe et difficile à digérer. Joe Budden dans son podcast I’ll Name This Podcast Later note que la direction musicale de cet album « n’est pas pour tout le monde ».  C’est justement ce qui plaît également. Il faut bien plusieurs écoutes (Erik « Rook » Ortiz membre du trio de beatmakers J.U.S.T.I.C.E League croisé à Paris nous a confié l’avoir écouté « au moins 25 fois depuis sa sortie »)  pour sentir que l’on a  apprivoisé ce nouvel « objet sonore non identifié ». Excepté le rock et la house To Pimp A Butterfly  emprunte et explore a peu prés toutes les musiques noires (soul, jazz, r&b, blues…) inventées aux Etats-Unis. De plus il n’y a aucune structure ni format. Le jazz de For Free ?, la nu-soul de Complexion,  le bounce de Hood Politics, le funk propret de These Walls ou celui plus sale de King Kunta sont à tout moment interrompus, tordus, coupés ou rehaussés par un son, une voix ou un instrument. Reste que les 80 minutes de To Pimp A Butterfly  sonnent résolument west coast. Ce n’est probablement pas un hasard si l’album démarre avec le génial Wesley’s Theory. Kendrick ici est épaulé par le père du Funk George Clinton qui donne un refrain excellent. Au début du deuxième couplet c’est le père du G-Funk  Dr Dre himself qui vient l’adouber. Le message est clair : monsieur Duckworth Kendrick appartient à une longue tradition.

Lors de sa tournée promotionnelle aux Etats-Unis cette semaine, Kendrick a confié que le travail avec des musiciens live lui a ouvert de nouvelles perspectives. Le titre présenté en exclusivité (produit par le français Astro) fin décembre au Colbert Show aurait du nous mettre la puce à l’oreille. Excepté quelques titres, To Pimp A Butterfly est une grande jam session où Kendrick peut se lâcher. A part Pharrel et LoveDragon (qui pourrait être Dr Dre ?) K.Dot ne s’est entouré sur cet album que de jeunes musiciens. Rakhi, Knxwledge, Boi-1da, Terrace Martin, Flying Lotus, Thundercat ou encore Sounwave qui est également A&R de Top Dawg Ent ne sont pas (encore) des gros noms. Par contre tous (à part Knxwledge qui est seulement crédité sur des projets de Blu et Joey Bada$$) travaillent déjà avec la crème de la crème aux Etats-Unis. Dr Dre a selon nous également amené sa touche sur To Pimp A Butterfly. L’application dans l’interprétation de certains titres (Kendrick fait semblant d’être ivre dans comme dix ans plus tôt The Game dans Start From Scratch ), la sonorité de certaine chansons (la caisse claire d’How Much a Dollar Cost semble tirée d’une session de 2003) et la construction de l’album ont l’ADN du docteur Andre Young.

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On le sait, les qualités techniques de Kendrick Lamar sont au dessus de la norme. Ici on peut le dire, c’est un Lionel Messi du micro ! Le MC californien est capable de tout faire exploser au micro. Il propose plusieurs interprétations et personnages, différents flows et surtout des placements incroyables. C’est par exemple ce qu’il exécute avec brio dans l’intro Wesley’s Theory. Dans le premier couplet il rappe du point de vue d’un rappeur de base qui aspire à la célébrité. Il énumère la panoplie cliché du rappeur. C’est à dire la  femme-objet (« Snatch a little secretary bitch for the homies, blue eyed devil with a fat ass monkey ») , une voiture ( I’mma buy a brand new Caddy), des armes (« Imma buy a strap », « Take a few M-16s ») et des bijoux en platine : « Platinum on everything, platinum on wedding ring ».  Le deuxième couplet, Kendrick change de rôle : il devient Oncle Sam, la société américaine qui méprise la communauté noire. « What you want ? A house or a car Forty acres and a mule ? »  Il fait référence au 16 hectares et une mule. La fameuse promesse d’indemnisation faite aux esclaves Noirs américains libérés après la guerre de Sécession. Oncle Sam propose un crédit pour des chaussures en crocos (Pay me later, wear those gators), pousse à la consommation  (« So you better cop everything two times, Two coupes, two chains, two c-notes ») mais surtout rappelle au rappeur qu’il n’est pas instruit  (remember, you ain’t pass economics in school)  et que s’il ne paye pas ses impôts il peut se retrouver en prison comme Wesley Snipes pour évasion fiscale avant l’âge de 35 ans. « I’ll Wesley Snipe your ass before thirty-five ». Notez au passage le joli procédé de Kendrick qui transforme Wesley Snipes en verbe pour donner plus d’impact au message.

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To Pimp A Butterfly  est construit autour d’un poème que Kendrick  lit à 2Pac  dans le dernier titre Mortal Man. Les passages qu’il lit dans chaque interlude deviennent de plus en plus long et permettent de suivre le trame du projet. On part de la chenille qu’il va « customiser » [to « pimp »], qui va grandir et évoluer pour devenir un papillon. Wesley Theory, For Free et King Kunta  représentent les premiers pas hésitants de Kendrick dans le métier. Il est au « niveau chenille ». Il débarque dans le game et se vautre dans tous les clichés du rappeur sorti du ghetto et ne parvient pas à s’en défaire. Institutionalized avec Snoop, These Walls, U, Alright et For Sale marquent une progression. Kendrick est dans l’introspection et se referme sur lui même. Dans U  Kendrick en profite même pour aborder un sujet tabou dans la communauté Noire Américaine : la dépression. Ensuite Kendrick rentre à Compton. Il relève la tête, va se ressourcer avec Momma, parle avec un ancien pote du quartier  (Hood Politics) et un sans-abris sur How Much a Dollar Cost. Vient ensuite la séquence de Complexion (A Zulu Love), le dur The Blacker the Berry et le smooth You Ain’t Gotta Lie (Momma Said) où Kendrick interpelle ses frères Noirs. Enfin, dans You Ain’ Gonna Lie, plus posé K.Dot propose une piste pour une solution. Enfin dans I  il devient le papillon. Il chante chez lui à Compton, propose un message positif, s’adresse à « ses gens » et dans un numéro de spoken word endiablé réhabilite brillamment le mot Nigga en le transformant en N.E.G.U.S  (un titre de noblesse en Ethiopie) et s’autoproclame dans la foulée « realest Negus alive ». Il a enfin sa solution. Investi de sa nouvelle mission, Kendrick termine l’album en s’entretenant avec 2 Pac.

L’obsession de Kendrick pour 2 Pac ne date pas d’hier. Il y a deux ans lors d’une interview pour le magazine GQ américain, le rappeur confiait sans rire avoir eu une vision de Tupac dans son sommeil. Lui aurait-il confié le nom de son assassin ? Non. Juste un message : « ne laisse pas mourir la musique ». Mouais. On se souvient également que dans son incandescent seize mesures dans Control il se présentait comme le « fils de 2 Pac ». D’un côté, on ne peut pas s’empêcher d’être un petit peu mal à l’aise lorsque le jeune homme dans Mortal Man il s’entretient et se compare au James Dean du rap. De l’autre, lorsque l’on se penche sur les thèmes abordés dans To Pimp A Butterfly  et sur l’ambition affichée de parler au public et de changer les mentalités, Kendrick est aujourd’hui l’artiste qui se rapproche le plus de 2 Pac. Juste pour cela To Pimp A Butterfly est une réussite.

6 réponses sur « [CHRONIQUE] Kendrick Lamar : To Pimp A Butterfly »

[…] L’album To Pimp A Butterfly, au grand regret de certains en plus d’un discours (trop ?) dense avait beaucoup de sonorités nu-soul. Sur These Walls  Kendrick est accompagné de Anna Wise du groupe de pop Sonnymoon et le chanteur soul Bilal.  Comme dans les deux premiers couplets K.Dot  compare les « walls » aux parois du sexe féminin on s’attendait à de la sensualité dans son clip. Au contraire sous la direction de Colin Tiley, Kendrick plongé dans une nuit de débauche s’amuse, délire et donne même une démonstration de Hit The Quan le tube viral d’IheartMemphis accompagné de l’acteur Terry Crews. Kendrick Duckworth Lamar n’a décidément pas fini de nous surprendre. […]

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