Il y a 20 ans et quelques jours, Shawn Carter aka Jaÿ-Z (oui c’est comme ça qu’on l’écrivait à l’époque) dévoilait Reasonable Doubt son premier album. Analyse de la pierre fondatrice d’une trajectoire hors du commun dans le rap américain.
« In the driver seat nigga use to live in the back, Mugsy Bogues style ! Now a nigga bigger than Shaq ! » C’est la première punchline de Jay-Z qui m’a marqué. C’était il y a vingt ans ! Je l’avais écouté dans un freestyle (sur l’instru de Who Shot Ya de LL) de la Bad Boy Mixtape Vol 3 de Stretch Armstrong que m’avait offert mon grand cousin de Londres. A l’époque, ces copies de mixtapes étaient un des seuls moyens pour se tenir informé. D’ailleurs, toujours dans cette tape on trouvait déjà le single Dead Presidents. Là, c’est plus la boucle de piano et le sample de Nas au refrain que j’avais retenu. Première excuse ? Mon anglais était rudimentaire : il n’y avait ni Rapgenius ni même encore Ohhla.com pour lire les paroles. Deuxième explication, même si c’est difficile à concevoir aujourd’hui, Jay-Z à l’époque était loin d’être la pièce la plus importante de l’échiquier du rap américain. Certes, j’avais lu la chronique dans The Source et je me souviens que le journaliste ne lui avait donné « que »4 mics sur cinq. Je me souviens également d’un article dans le magazine RER qui décrivait Jay-Z comme un rappeur doué mais très porté sur le business.
Enfin, en 1996, les albums avaient une durée de vie plus longue (j’écoutais donc encore des projets de 95) et soyons franc, pour le fan que j’étais, il y avait à mes yeux des choses plus importantes que Reasonable Doubt. Quelques exemples ? L’énorme All Eyez On Me de 2 Pac ! Puff Daddy qui agrandissait son empire avec Biggie le roi de New York mais aussi les groupes Total, 112 et Ma$e en embuscade. The Score des Fugees avec l’explosion de Lauryn Hill, le deuxième tant attendu album de Nas It Was Written, le sombre Hell On Earth de Mobb Deep qui me faisait rêver de Queensbridge, Ironman de Ghostface….Sans parler de Whoo Aah de Busta Rhymes, Cold Rock A Party de MC Lyte et l’alors jeune Missy Eliott, Get Me Home de Foxy Brown et les tubes de Lost Boyz qui faisaient chauffer les dancefloors. A l’époque pour moi, Shawn Carter était simplement un « bon rappeur » parmi d’autres.
Reasonable Doubt Ou L’Itinéraire D’un Rappeur Frustré
Rétrospectivement, Reasonnable Doubt de Jay-Z était bien plus qu’un « bon rappeur » et un micro phénomène new yorkais. Cet album va influencer puis redéfinir l’imagerie du rap mainstream. En 1994-1995, le rap de la Big Apple (mené par Ready To Die de Biggie, Illmatic de Nas , 36 Chambers du Wu et même Poverty’s Paradise de Naughty By Nature, Da Shinin’ de Smif N Wessun…) avait repris des couleurs et s’était imposé grâce à une esthétique rugueuse et street. Lorsque l’album de Jay-Z arrive le rap game porté par le succès de Puff Daddy était déjà en train de se transformer. Les ténors comme Biggie (le remix du titre One More Chance) ou Nas avec le clip If I Ruled The World et l’amorce du projet The Firm ) se muent en un rap plus clinquant dans la forme surtout et un petit peu plus dans le fond. Or, dans Reasonnable Doubt ce positionnement qu’eux touchaient à peine du doigt était déjà complètement assumé et maîtrisé par Jay-Z. C’est que Shawn Carter n’a pas eu la trajectoire des « jeunes prodiges » comme Nas (qui dévoile Illmatic a 21 ans ) ou Biggie seulement âgé de 22 ans quand sort Ready To Die. Lui, présente ce premier album a 26 ans ! Il est dans l’industrie depuis 1990, a connu les portes des labels qui se referment sur son nez et surtout sort d’un deal foireux avec le label Payday. C’est par défaut, parce que aucune maison de disque ne croit en lui, que Damon Dash, Kareem Burke et lui montent le label Roc-A-Fella pour sortir Reasonnable Doubt en distribution chez Priority Records. Si sur la côte ouest et dans le South, des rappeurs-entrepreneurs étaient déjà monnaie courante, Jay-Z va populariser ce modèle à New York et ainsi créer son personnage. Avec Reasonnable Doubt Jay-Z devient le hustler au cœur de pierre, distant, à l’humour parfois mordant qui rappe pour les « vrais gars ». Il se présentera d’abord comme un businessman, « obligé » d’être un artiste uniquement pour faire de l’argent. C’est par exemple pour cela que dés ses premières interviews Jay-Z clamera vouloir prendre sa retraite après ce premier album. On connaît la suite…
Reasonable Doubt a le format de tous les albums new yorkais de l’époque.
Musicalement cet album était dans l’air du temps. Les beatmakers DJ Premier, Ski, Clark Kent, Irv Gotti, Sean C et les autres ont utilisé des échantillons d’Isaac Hayes (sur le magnifique Can I Live), The Four Tops, Ahmad Jamal ou des Ohio Players dans leurs prods. Pour l’époque c’était la norme. En comparaison, It Was Written de Nas qui reprenait Sweet Dreams d’Eurythmics (après All Eyez On Me de 2 Pac quand même) ou utilisait une boucle de Sting était musicalement plus en avance et plus policé que Reasonnable Doubt. Comme les temps changent… Jay-Z au micro en revanche était déjà au sommet de sa forme. Les textes sont denses, bourrés de comparaisons et des références de l’époque. Par exemple sa petite remarque « Too much west coast dick licking » dans « 22’s » lui vaudra de se faire insulter dans Bomb First de 2 Pac. Techniquement lorsqu’il faut hausser le ton (comme face à Biggie dans Brooklyn Finest) Jay répond présent sans hésiter. Dans Reasonable Doubt avec son premier single Ain’t No Nigga avec Foxy Brown tiré de la BO The Nutty Professor Jay se présente comme le prince de la misogynie…Parce que le roi restera toujours Too $hort ! Certes le propos est enrobée par l’humour et le détachement affiché mais à l’époque, le journaliste Charlie Braxton, qui avait chroniqué Reasonnable Doubt, pour the Source raconte que ce titre avait choqué. Là aussi,les temps ont bieen changé… A la première écoute, c’est également le matérialisme crasse et l’incessant name dropping de marques de champagnes et de vêtements de luxe qui surprend. A part 2 Pac qui faisait tout rimer avec « Hennessy » et un peu Biggie, Jay-Z est un des premiers à aller aussi loin. En surface tout cela n’est pas très ragoûtant.
Reasonnable Doubt ou les Chroniques D’Un Hustler
Le rap américain depuis au moins l’album Saturday Night de Schooly D en 1986 raconte les affres de la street. Le trafic de drogue et le vol à l’arraché de manière brutale à la M.O.P, glaciale avec Mobb Deep ou très imagée comme Raekwon, avait déjà été documenté La nouveauté proposée par Jay est qu’il partage le quotidien et les différentes situations d’un dealer. Ainsi dans le court Friend Or Foe, on est plongé dans une conversation entre Jay-Z et un dealer rival qui menace d’entrer sur son territoire. Sur Coming Of Age on assiste à un « entretien d’embauche » d’un aspirant dealer interprété par Memphis Bleek. Jay dévoile aussi les mauvais côtés de ce mode de vie. Dans le premier couplet de Dead Presidents II il évoque une visite à un collègue dans un hôpital. « Hospital dazed, reflecting when my man laid up / On the Uptown high block he got his side sprayed up » [J’étais à l’hôpital sonné, je me souvenais de mon pote allongé. Il s’était fait « arrosé » sur le côté dans un bloc à Uptown] Il n’hésite pas à également évoquer les conséquences de son mode de vie sur ses proches dont sa mère dans Feelin It. « I keep it tight for all the nights my momma prayed I’d stop / Said she had dreams that snipers hit me with a fatal shot / Those nightmares, ma, those dreams that you say you’ve got/ Give me the chills but these mills, well, they make me hot [Je reste prudent pour toutes les nuit où ma mère prie que j’arrête/ Elle me disait qu’elle avait rêvé que des snipers m’avaient touché d »une balle mortelle/ Ces cauchemars Maman, ces rêves que tu dis avoir/ Me font froid dans le dos, mais ces millions me rendent chauds] Jay-Z justifie ses actions (dans Can’t Knock The Hustle il dit « All us blacks got is sports and entertainment, until we even/ Thieving, as long as I’m breathing/ Can’t knock the way a nigga eating, fuck you even » ) mais dans D’Evils (« my soul is possessed by D’evils in the form of diamonds and Lexuses » ) il reconnaît que la recherche du matériel agit sur lui comme s’il était possédé. Enfin, Jay après avoir démarré l’album avec Can’t Knock The Hustle termine avec Regrets où il reconnaît avoir quelques remords. Avant Reasonable Doubt on n’avait encore jamais entendu autant de vulnérabilité chez un « street » rappeur. C’est grâce à cet angle que Jay va toucher toute une génération aux Etats-Unis. Le « podcatser » Taxstone n’hésite jamais à dire que la musique de Jay-Z « l’a élevé ». Récemment Jim Jones lors de sa dernière interview au Breakfast Club déclarait que Reasonnable Doubt « a inspiré la plupart des gens de son quartier. »
Jay-Z va appliquer cette formule sur ses futurs albums. Donner à la masse des gros titres à la gloire de l’argent et des filles faciles (Big Pimpin, Give It To Me, So Ghetto, Money Ghetto Hoes, Do It Again…) et injecter un peu d’âme dans des titres comme Renegade, Where Have You Been, Song Cry, Moment Of Clarity ou Fallin. Pour apprécier le propos de Jay-Z il faut travailler et aller au-delà de la frime, des sarcasmes, de la misogynie, du matérialisme affiché du gaillard. Il faut aussi vouloir comprendre qui se cache derrière Shawn Carter de Marcy Projects à Brooklyn. A ses débuts, il est parrainé par Jaz-O, coopté par Big Daddy Kane et proche de Big L. Malgré tout cela et son indiscutable talent, l’industrie du disque n’a pas voulu de Jay-Z. Un peu comme Booba en France, toute proportion gardée, Jay-Z a dû se construire seul, créer et constamment renouveler son personnage pour d’abord se faire respecter de ses pairs et ensuite atteindre le succès commercial. Dés In My Lifetime Vol 1 le deuxième album j’étais devenu un fan de Jay-Z. Aujourd’hui, je dois être un des derniers à attendre son album alors que je le négligeais il y a vingt ans ! Qui parmi la promotion 1996 est encore là ? 2 Pac et All Eyez On Me entré dans la légende et dans une moindre mesure The Score des Fugees. Jay-Z qui n’était pas le favori aujourd’hui est encore là. En plus de célébrer les vingt ans de ce projet, il continue d’être dans l’actualité. La semaine passée il rappait aux côtés de Future sur le nouveau single de DJ Khaled ! Vingt ans après l’objectif de Jay-Z est plus qu’atteint sans aucun Reasonable Doubt.
Une réponse sur « [CHRONIQUE] JAY-Z REASONNABLE DOUBT fête ses 20 ans ! »
[…] préssenti sur le label indie Rawkus) et la mélanger au rap « street » de Roc-A-Fella de Jay-Z et consorts. Le meilleur exemple reste le titre Two Words où il associe Mos Def le porte […]
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